C’est tout d’abord un contexte de crise qui permet généralement à une nouvelle pratique, un nouvel outil, ou un nouveau processus managérial d’émerger. Si une base suffisamment importante d’organisations est concernée par cette situation de crise, un ou plusieurs entrepreneurs du « savoir managérial » s’attachera à inventer et/ou à promouvoir une nouvelle pratique pour régler tout ou partie des difficultés consécutives à la crise (Abrahamson et Fairchild, 2000). Ces entrepreneurs de l’innovation managériale sont parfois qualifiés de gourou du management. Leur profil peut être divers : un chercheur, un dirigeant ou un ancien cadre dirigeant, un politicien ou encore un acteur institutionnel membre d’une grande organisation.
Une fois émergée, la pratique managériale connait une première phase d’engouement qui permet d’enclencher le phénomène de mode. Cette phase se caractérise par une multiplication des publications avec une surreprésentation de la presse populaire et des ouvrages à succès. Ces publications sont qualifiées, de manière un peu péjorative, de « littérature d’aéroport » (airport books) parce qu’elles se retrouvent plus spécifiquement dans les boutiques de presse ou dans les librairies des gares ou des aéroports et sont destinées aux cadres contraints à se déplacer fréquemment dans le cadre de leur travail.
Les pratiques sont alors largement diffusées dans la sphère managériale en raison d’un discours « chargé émotionnellement et complètement dénué de critique qui vante le pouvoir quasi magique d’une technique de management» (Abrahamson et Fairchild, 1999). Cette absence d’objectivité conduit à une phase d’adoption expansive de la pratique de la part des entreprises. Au bout d’un certain temps (entre quatre et six ans en moyenne), cette phase d’engouement aboutit à un pic, à la fois dans le nombre de publications qui se réfèrent à la mode managériale et dans le nombre d’entreprises qui l’adoptent.
Suite à l’atteinte du pic, débute une phase de déclin presque aussi rapide et inéluctable que son ascension. Cette phase se caractérise par un discours « plus négatif, moins émotionnel et plus réfléchi et pondéré» (Abrahamson et Fairchild, 1999). L’objectivité sur la pratique est accentuée par le fait que les chercheurs s’engagent dans un travail de « démystification ». Ils s’appuient notamment sur la désillusion des entreprises constatant l’impossibilité de la pratique à résoudre les problèmes pour lesquels elle a été adoptée (Gill et Whittle, 1993). Certaines entreprises commencent à résister activement car elles sont affectées négativement pas l’introduction et l’adoption de la mode managériale (Tolbert et Zucker, 1996). On assiste alors à l’abandon quasi généralisé de la technique de management et à la fin de la mode managériale.
Ce processus d’émergence, de diffusion et de déclin a été observé dans de très nombreux cas, tels que les cercles de qualité, le business process engineering, la décentralisation, le management total de la qualité ou encore le New public management.
Au regard de ces cycles plus ou moins rapides, certains chercheurs considèrent que la diffusion parfois irraisonnée des modes managériales est susceptible de nuire aux organisations. Abrahamson (1991), par exemple, considère que les modes facilitent la diffusion de techniques ou de pratiques inefficaces et ayant peu d’utilité pour toutes les organisations. Elles peuvent également induire un phénomène de myopie qui conduirait les entreprises à rejeter des innovations managériales potentiellement performantes mais en dehors des effets de modes. L’attention est alors détournée de l’essentiel pour être focalisée sur l’accessoire. Les modes managériales peuvent ainsi conduire à de très fortes désillusions voire mettre à mal la pérennité de certaines entreprises qui se seraient investies pour l’adopter.
Malgré les critiques qui peuvent être faites à l’égard des modes managériales et de leur diffusion, il convient néanmoins de préciser que le phénomène des modes permet la diffusion de certaines bonnes pratiques. Même si elles ne sont pas toujours performatives, les tendances ou les modes managériales ont un rôle essentiel dans la diffusion du savoir managérial : elles remplissent des fonctions symboliques et sont des signaux faibles de l’innovation managériale (Abrahamson, 1991). Les entreprises qui sont attentives à leur émergence sont généralement davantage agiles, plus poreuses à l’innovation et capables d’adaptation.
Depuis notre création, nous avons pris garde à ne pas être prisonnier des modes managériales et à porter sur chacune d’elles un regard à la fois critique et bienveillant. Si l’on y trouve certaines dérives, elles peuvent faciliter également à la structuration de la pensée.
Nous avons illustré ce phénomène de mode dans un précédent article avec pour exemple le concept d’entreprise libérée.
Article rédigé par Denis Chabault, Jérôme Jiollent et Patrice Lerouge (Reliences)
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Bibliographie
Abrahamson, E. (1991). Managerial fads and fashion: The diffusion and rejection of innovations. Academy of Management Review, 16, 586-612.
Abrahamson, E., Fairchild, G. (2000). Who launches management fashions? Gurus, journalists, technicians, or scholars? In C.B. Schoonhoven, E. Romanelli (Eds.), TheEntrepreneurship Dynamic in Industry Evolution. Stanford: Stanford University Press.
Abrahamson, E., Fairchild, G. (1999). Management fashion: Lifecycles, triggers, and collective learning processes. Administrative Science Quarterly, 44 (4), 708-740.
Gill, J., Whittle S. (1993). Management by panacea: Accounting for transience. Journal of Management Studies, 30 : 281-295.
Sergi, V., Lusiani, M., Langley, A., Denis, J.-L. (2013). Saying what you do and doing what you say: the performative dynamics of lean management theory. Working Paper No. 35/2013, Università Ca’ Foscari.
Tolbert, P.S., Zucker, L.G. (1996). The institutionalization of institutional theory. In S. Clegg, C. Hardy, W. Nord (Eds.). Handbook of organizatiol studies. London: Sage, 175-190.