Ce modèle trouve ses origines dans les limites des modes de management fondés sur un pouvoir hiérarchique, qui sépare trop hermétiquement la prise de décision (portée par le supérieur hiérarchique), de la compétence (portée par les collaborateurs). La notion d’entreprise libérée est définie comme « une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bon d’entreprendre » (Getz, 2009). Il s’agit de chercher à minimiser (se libérer de) les contraintes hiérarchiques afin que les salariés puissent se réapproprier leur entreprise, redonner du sens à leur travail pour davantage d’investissement, d’innovation et de performance collective. Sur « le papier », l’idée de supprimer les lourdeurs hiérarchiques parait séduisante.
Le concept d’entreprise libérée trouve un échos médiatique amplifié par les profondes mutations de notre rapport au travail. Les transformations numériques, les évolutions sociales et sociétales, la perte de sens dans les organisations, l’arrivée de nouvelles générations au travail ainsi que l’émergence de formes d’autorités fondées davantage sur la compétence que sur la hiérarchie, conduisent au constat de la nécessité de faire évoluer les relations professionnelles.
L’ouvrage de Carney et Getz publié en 2008, traduit en français en 2012[1], puis adapté sous la forme d’un documentaire (Le Bonheur au Travail) diffusé sur Arte début 2015 ont largement contribué à la popularité du concept. Le modèle proposé interroge et séduit les dirigeants mais également les salariés et les syndicats enthousiasmés par les promesses de liberté et de bonheur au travail. Certains cabinets de conseils se sont également largement appropriés le concept comme un outil marketing pour séduire une nouvelle audience[2].
Le mouvement des entreprises libérées s’est ainsi très rapidement diffusé, jusqu’à constituer une sorte de doxa managériale. L’entreprise libérée devient la nouvelle vulgate managériale susceptible de permettre la correction des excès bureaucratiques et/ou post fordistes.
Si l’entreprise libérée semble en voie d’institutionnalisation, il convient de relever que ce modèle s’est diffusé en prenant comme références des entreprises finalement peu nombreuses et toujours les mêmes (FAVI, Chrono Flex, Poult, Gore, Harley Davidson, etc.), ce qui conduit à s’interroger sur la reproductibilité du système. Force est de constater, en effet, que le modèle n’est pas applicable de manière uniforme, mais demande de l’adaptation. Ce phénomène est bien connu dans le cadre des études critiques en management[3], considérant qu’il est contre-performant de chercher à appliquer (faire rentrer « aux forceps ») des principes de management sans prendre en compte le contexte (subjectif) de l’organisation. Ces éléments conduisent nécessairement à des désillusions de la part d’entreprises qui ont connu des échecs ou des difficultés dans la mise en œuvre des principes et qui ont dû revenir en arrière.
Certaines recherches récentes ne considèrent pas l’entreprise libérée comme une innovation radicale (Gilbert et al., 2017). En reprenant les données de Getz et en menant des investigations complémentaires au sein de trois entreprises emblématiques du mouvement des entreprises libérées (Favi, Poult et Chrono flex), Gilbert et al (2017), concluent que le modèle des entreprises libérées n’est que le « fruit tardif » du management participatif. On y retrouve en effet les principaux éléments de cette approche : réduction du nombre de niveaux hiérarchiques, production en petites équipes, décisions opérationnelles prises par la base, responsabilité individuelle, implication individuelle, etc.
Les auteurs évoquent néanmoins quelques spécificités de l’entreprise libérée telles que la poursuite d’un projet sociétal, le renouvellement du rôle du dirigeant ou encore la stimulation de la dynamique entrepreneuriale. Ils évoquent également l’émergence d’autres difficultés qui émanent de l’implantation de ce modèle : pertes de repères organisationnels, problèmes de vision stratégique globale, logiques d’engagements contrastés, etc. L’idée d’entreprise libérée est souvent présentée comme un progrès incontestable : comment ne pas se réjouir de supprimer hiérarchie et cloisons pour favoriser des équipes autogérées ? Pourtant, non seulement ce nouveau mode de management participatif ne remet pas en cause l’idée de performance économique comme seul fin légitime de l’entreprise, mais il peut aussi représenter une forme de contrôle bien plus insidieuse qu’est « le contrôle exercé par les pairs » (Fleming et Sturdy, 2009).
Instaurer la « libération » ne se fait donc pas sans difficultés et conduit à modifier en profondeur les modes de pensée, les comportements et la structure même de l’organisation.
Afin d’éviter les résistances et pour ne pas tomber dans des formes d’agitation, voire de profusion d’actions pour déployer ce « modèle-recette », il importe d’adopter une approche globale permettant d’évoluer dans la complexité. Nous nous appuyons, pour cela, sur des processus qui impliquent les responsables des organisations et l’ensemble des acteurs, afin de développer des capacités novatrices. Il s’agit plus spécifiquement de :
Mobiliser ces approches permet d’envisager la libération ; vécue alors comme un apprentissage avec des chemins évolutifs et spécifiques à chaque entreprise. Chaque pas est l’occasion d’apprendre à apprendre, mais aussi apprendre à désapprendre certains « habitus » qui constituent les blocages d’aujourd’hui.
L’apprentissage est lié également au rythme du mouvement de transformation. II s’agit d’apprendre à ralentir, pour aller plus vite à certains moments, afin de réaliser les évolutions en profondeur ; plus spécifiquement en situation complexe pour développer une réelle capacité à se réinventer.
Si cette capacité repose sur l’ensemble des acteurs de l’organisation, elle nécessite par ailleurs un changement du modèle de management basé sur le « pouvoir sur » et le contrôle encore trop dominant ; pour développer un management évolutionnaire dans lequel le leadership repose sur le « pouvoir pour » et la confiance.
Reliences s’est créée à l’origine sur cette logique apprenante, en s’appuyant tout particulièrement sur l’approche de l’Organisation Apprenante développée dans les années 80 par P.Senge, C.Argyris et reprise en partie aujourd’hui par O.Sharmer à travers la « Théorie U », propre à permettre la transformation en profondeur des organisations.
Article rédigé par Denis Chabault – Jérôme Jiollent et Patrice Lerouge
Bibliographie
Argyris C. et Schön D. A., Apprentissage organisationnel, théorie, méthode, pratique, traduction de la 1èreédition américaine, Paris, Bruxelles, De Boeck université, 2002.
Carney B.M., Getz I., (2009), Freedom Inc.: free your employees and let them lead your business to higher productivity, profits, and growth (1st ed.), New York, Crown Business. Adaptation française/
Fleming P., A., Sturdy, (2009), “Just be yourself!” Towards neo?normative control in organisations ? », Employee Relations, 31(6), pp. 569-583.
Getz I., Carney B.M., (2012), Liberté et Cie. Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, Paris, Fayard.
Getz I., (2009), Liberating leadership: How the initiative-freeing radical organizational form has been successfully adopted, California Management Review.
Gilbert P., Teglborg A.C., Raulet Croset N., (2017), “ L’entreprise libérée, innovation radicale ou simple avatar du management participative”, Gérer & Comprendre, Mars, N°127.
Senge P., (1990), La cinquième discipline, Paris, First.
Scharmer, C.O., Senge, P.M., (2009), Theory U: Leading from the Future as It Emerges?: the Social Technology of Presencing. San Francisco, Calif.; London: BerrettKoehler ; McGraw-Hill
[1] Sous le titre « Liberté et Cie. Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises » (Getz et Carney, 2012).
[2] Le même mouvement d’appropriation a pu être observé dans le cadre du knowledge management, du lean management, etc.
[3] Pour une vision panoramique et synthétique des Critical Management Studies voir Vidaillet, B. et Y. Bousalham, (2016), « Les approches critiques des organisations », Editions Sciences Humaines. Les organisations : état des savoirs.